Le journalisme sénégalais agonise. Non pas sous les coups de la censure ou de la répression, mais sous le poids d’une gangrène bien plus insidieuse : la trahison de ses propres principes par ceux-là même qui sont censés les défendre.
L’éthique et la déontologie, ces remparts qui distinguent le journaliste du propagandiste, s’effondrent chaque jour davantage sur l’autel des amitiés, des intérêts et des calculs politiques. On ne parle plus ici de la presse partisane assumée – celle qui, au moins, a le mérite de la transparence. Non. Il s’agit de cette dérive rampante où des journalistes se drapent dans le manteau de l’objectivité tout en servant discrètement leurs protecteurs.
Le schéma est rodé : “Ce ministre est mon ami, donc je le glorifie. Demain, quand il tombera en disgrâce, je mobiliserai toute mon énergie pour étouffer les critiques à son encontre, quitte à sacrifier ma crédibilité.” Cette logique mercenaire transforme les gardiens de l’information en courtisans de palais, prêts à vendre leur plume au plus offrant.
Sur les plateaux télévisés, la haine et la partialité ne se cachent même plus. Elles s’affichent, se revendiquent, se banalisent. Le journaliste, qui devrait être un arbitre impartial du débat public, devient tribun, militant, combattant. La ligne rouge est franchie quotidiennement, et personne ne semble plus s’en émouvoir.
L’affaire Madiambal Diagne : révélateur d’une profession en crise
L’affaire Madiambal Diagne cristallise toutes ces dérives. Voici un homme qui a un dossier judiciaire en instruction, qui refuse de se présenter à la justice, et qui pourtant parade sur les plateaux en tant qu’« analyste politique ». Deux journalistes, Maïmouna Ndour Faye et Babacar Fall, lui offrent une tribune sans que cela ne soulève de questions déontologiques majeures au sein de la profession.
Peut-on interviewer un fugitif ? La question mérite d’être posée sans langue de bois.
Le faux procès de la liberté d’expression
Les défenseurs de ces interviews brandissent l’argument choc : « Al Jazeera a bien interviewé Ben Laden ! » Comparaison aussi séduisante qu’absurde. Ben Laden était un acteur géopolitique majeur dont les déclarations avaient une valeur informative indéniable pour comprendre le terrorisme international. Madiambal Diagne est un journaliste poursuivi par la justice de son pays. L’enjeu n’est pas le même, la portée non plus.
Invoquer la liberté de la presse pour justifier n’importe quelle pratique, c’est la vider de son sens. La vraie question n’est pas « Peut-on techniquement le faire ? » mais « Doit-on déontologiquement le faire ? ». Et surtout : « Dans quel but ? »
Ce que dit vraiment la loi
Le cadre juridique sénégalais est sans ambiguïté. L’article 5 du Code de la presse reconnaît le droit d’informer, mais impose le respect du secret de l’enquête et de l’instruction. L’article 11 du Code de procédure pénale consacre la confidentialité des investigations judiciaires. L’article 363 du Code pénal sanctionne toute violation de ce secret par une peine pouvant aller jusqu’à six mois de prison et 300 000 FCFA d’amende.
Interviewer quelqu’un dont le dossier est à l’instruction, c’est potentiellement violer ce secret. C’est transformer un plateau télévisé en tribunal parallèle. C’est permettre à un justiciable de contourner la justice en façonnant sa propre narrative médiatique.
La vraie question : à qui profite le crime ?
Derrière cette affaire se cache une interrogation plus fondamentale : pourquoi cette solidarité aveugle ? Pourquoi cette omerta corporatiste qui pousse des journalistes à défendre l’indéfendable ?
La réponse est cruelle : parce que demain, ce pourrait être leur tour. Parce que dans un milieu où les compromissions sont devenues la norme, critiquer l’un, c’est risquer de faire tomber tout l’édifice. Parce que la corporation a compris qu’en se serrant les coudes, même dans l’erreur, elle préserve ses privilèges et ses zones d’impunité.
Conclusion : le journalisme à la croisée des chemins
Le journalisme sénégalais doit choisir. Soit il continue cette descente aux enfers où l’amitié prime sur la vérité, où la solidarité corporatiste étouffe l’intégrité professionnelle, où les plateaux se transforment en espaces de règlement de comptes ou de protection mutuelle. Soit il opère un sursaut salvateur en se rappelant que son seul client, c’est le citoyen. Son seul maître, c’est la vérité.
La liberté de la presse n’est pas un chèque en blanc. Elle s’arrête là où commence la manipulation, le copinage et le mépris de la loi. Informer, oui. Mais pas à n’importe quel prix, pas de n’importe quelle manière, et surtout pas en sacrifiant les principes qui légitiment notre existence.
L’affaire Madiambal Diagne n’est pas qu’une polémique passagère. C’est le symptôme d’une maladie profonde. Et si la profession ne se soigne pas elle-même, c’est l’opinion publique qui finira par lui retirer sa confiance. Définitivement.



