Quand l’accusateur refuse de montrer ses preuves
Le débat sur la dette publique sénégalaise prend une tournure inattendue. Alors que les nouvelles autorités multiplient les accusations contre l’ancien régime de Macky Sall, elles se retrouvent aujourd’hui dans une position inconfortable : celle de refuser l’accès aux documents censés étayer leurs propres accusations.
Lors d’une conférence de presse tenue au siège de l’Alliance de la République, Me Pierre-Olivier Sur, avocat français membre de la défense de l’ancien président, a dénoncé ce qu’il qualifie de “rapports cachés”. Un retournement sémantique audacieux qui déplace le débat du terrain de la dette vers celui de la transparence.
« Le vrai sujet, c’est celui des rapports cachés et non de dette cachée. Les rapports cachés qui disent que la dette était cachée », a-t-il lancé à une assemblée de journalistes qui, selon lui, n’ont jamais eu accès aux documents en question.
Selon lui,trois rapports officiels demeurent inaccessibles . Il s’agit du rapport de l’Inspection générale des finances, du pré-rapport de la Cour des comptes et du rapport du cabinet international Mazars.
L’avocat n’a pas hésité à interpeller directement les médias présents , « Nul d’entre vous ne peut nous indiquer l’avoir eu entre les mains. Et pourtant, vous êtes la presse, la garantie de la transparence et de la démocratie. »
Cette remarque soulève une question fondamentale : comment la presse sénégalaise peut-elle informer le public sur un scandale dont elle ne possède pas les pièces du dossier ? Comment les citoyens peuvent-ils se forger une opinion éclairée lorsque le débat repose sur des fuites contrôlées et des déclarations officielles non documentées ?
Plus troublant encore, Me Sur affirme avoir adressé des demandes officielles au président de la Cour des comptes et au ministre des Finances il y a quinze jours. Sans réponse. “Nous, juristes, on passe après. On l’a demandé, on ne l’a pas eu”, constate-t-il, pointant une atteinte potentielle aux droits de la défense.
Ce mutisme des autorités soulève plusieurs hypothèses : garder le contrôle du narratif en ne révélant que les conclusions, sans s’exposer aux contestations techniques,protéger une enquête en cours pour ne pas compromettre d’éventuelles poursuites et celui de maintenir la pression sur l’opposition sans entrer dans un débat qui pourrait révéler des nuances embarrassantes.
Au-delà du simple accès aux documents, Me Sur pointe des irrégularités de forme qui, selon lui, jettent le doute sur le fond :
Le rapport de l’Inspection générale des finances aurait été déposé avec six mois de retard, en violation de la loi de 2012 qui impose un délai de trois mois après la prise de pouvoir.
Le pré-rapport de la Cour des comptes n’aurait pas été signé par l’Assemblée plénière, mais seulement par une chambre. “Si toutes les signatures ne figurent pas, ne serait-ce pas la raison d’imaginer que certains signataires auraient refusé de signer ?”, s’interroge l’avocat. Ces questions demeurent sans réponse de la part des institutions concernées.
L’ironie de la situation n’échappe à personne : les nouvelles autorités ont construit leur légitimité sur la dénonciation de l’opacité de l’ancien régime. Elles se retrouvent aujourd’hui accusées de pratiquer la même rétention d’information qu’elles reprochaient à leurs prédécesseurs.
Ce paradoxe affaiblit considérablement la portée de leurs accusations. Comment dénoncer des “dettes cachées” avec des “rapports cachés” ? Comment exiger la transparence du passé tout en la refusant au présent ?
Le silence des autorités a des conséquences qui dépassent le simple cadre de la défense de Macky Sall. C’est tout le débat démocratique qui se trouve confisqué.
Les Sénégalais ont le droit de savoir si leur pays a réellement dissimulé des dettes, dans quelles proportions, et selon quelles modalités. Ils ont le droit d’accéder aux rapports d’audit qu’ils ont financés par leurs impôts. Ils ont le droit à un débat contradictoire basé sur des faits vérifiables, pas sur des déclarations invérifiables.
En refusant la transparence, les nouvelles autorités prennent plusieurs risques : Sur le plan juridique : Une défense privée d’accès aux documents l’accusant peut invoquer une violation des droits fondamentaux devant les tribunaux. Sur le plan politique : Le soupçon d’instrumentalisation se renforce lorsque les preuves restent invisibles. L’opposition peut légitimement questionner l’existence même d’un scandale si les preuves demeurent secrètes et sur la plan démocratique : La reproduction des pratiques d’opacité dénoncées chez les prédécesseurs érode la confiance dans les institutions et dans la parole publique.
Pour sortir de cette impasse, une seule solution : la publication intégrale des rapports incriminés.
Si ces documents sont aussi accablants que le prétendent les autorités, leur diffusion ne peut que renforcer leur position. Si, au contraire, ils contiennent des nuances ou des réserves, le débat public gagnera en honnêteté.
La transparence ne peut être sélective. Elle ne peut servir d’arme contre les adversaires politiques tout en protégeant les nouveaux détenteurs du pouvoir. Elle doit être absolue, ou elle n’est qu’un slogan.



