Invité du site Challenges économiques, l’économiste, fiscaliste et spécialiste des finances publiques Serigne Mbacké Sougou est revenu sur le rapport de la Cour des comptes et sur la gestion des finances publiques entre 2019 et 2024. Au cours de cet entretien, l’économiste, après avoir analysé ce rapport, évoque l’incidence du non-respect de certains critères de convergence de l’UEMOA (déficit budgétaire et endettement) sur la situation économique du pays. Il a également abordé la réforme de certains codes (Douane, Impôts) annoncée par le ministre des Finances et propose des solutions pour sortir de la crise.
M. Sougou, l’actualité est marquée par la publication du rapport de la Cour des comptes sur la gestion des finances publiques entre 2019 et 2024. Vous qui avez participé à l’élaboration du Cadre harmonisé des finances publiques de l’UEMOA, quelle appréciation globale faites-vous de ce rapport ?
La préparation de ce rapport par le gouvernement, son audit et sa publication par la Cour des comptes traduisent la volonté de l’État du Sénégal d’appliquer effectivement les dispositions communautaires en matière de gestion des finances publiques.
En effet, la Directive n°01/CM/UEMOA du 27 mars 2009, portant Code de transparence dans la gestion des finances publiques au sein de l’UEMOA, transposée par le Sénégal à travers la loi 2012-22 du 27 décembre 2012, prévoit en son chapitre II, « Attributions et responsabilités des institutions », la préparation par l’État, en cas d’alternance politique, d’un rapport dressant l’état des lieux des finances publiques, notamment le budget, son déficit éventuel et l’endettement. Aux termes de cette directive, ce rapport doit être audité par un organe public indépendant.
Le Sénégal est allé plus loin en rendant ce rapport obligatoire à la fin de chaque mandat et en confiant son audit à la Cour des comptes. L’objectif recherché à travers cette disposition du Code de transparence est de sécuriser le dispositif de surveillance multilatérale prévu par le Pacte de convergence, de stabilité, de croissance et de solidarité.
Dans la mesure où la politique monétaire est unique pour toute l’Union, la conduite de la politique budgétaire par chaque État membre doit être cohérente avec les règles définies dans le Pacte. Cette obligation de dresser un état des lieux a été introduite pour assurer une stabilité dans le suivi des politiques budgétaires et garantir la fiabilité des données.
Il faut rappeler que le Code de transparence constitue la charte fondamentale de la gestion des finances publiques. C’est pourquoi la directive a été adoptée en mars 2009 et toutes les autres en juin 2009 pour s’y conformer. L’audit du rapport par un organe public indépendant, en l’occurrence la Cour des comptes, ne constitue pas un contrôle juridictionnel. Il s’agit simplement de donner de la crédibilité au rapport préparé par un nouveau gouvernement ou un nouveau pouvoir sur la gestion d’un régime sortant.
Cet audit, qui aurait pu être réalisé par un autre organe public indépendant si le Sénégal en avait fait l’option, n’a rien à voir avec les contrôles classiques de la Cour des comptes sur la gestion des finances publiques. En conséquence, l’interlocuteur principal de la Cour des comptes pour cet audit est le ministère chargé des Finances et non les autres ordonnateurs.
Le choix de confier la préparation du rapport au régime entrant, et non au régime sortant, s’explique par la volonté d’engager la responsabilité des nouveaux dirigeants dans le suivi du dispositif de surveillance multilatérale.
L’option du Sénégal de désigner la Cour des comptes comme organe public indépendant chargé de l’audit me paraît judicieuse au regard de son expertise, même si cela a conduit à certaines confusions. Certains ont, à tort, pensé que la Cour des comptes s’était déjugée en faisant référence à ses missions antérieures de contrôle juridictionnel des lois de finances.
Le rapport met en évidence le non-respect de certains critères de convergence de l’UEMOA, notamment ceux relatifs au déficit et à l’endettement, dans des proportions importantes. Quelles sont, selon vous, les incidences de cette situation ?
Les incidences se situent à trois niveaux :
- Sur le plan interne, on observe une détérioration considérable de la capacité financière de l’État à honorer ses engagements économiques et sociaux, ce qui engendre des tensions sociales et une certaine morosité économique.
- Sur le plan communautaire, le Sénégal étant la deuxième économie de la zone UEMOA, un déficit quatre fois supérieur à la norme et un endettement proche de 100 %, alors que le plafond autorisé est de 70 %, ont un impact significatif sur la convergence macroéconomique, la stabilité de la monnaie et, in fine, sur le processus d’intégration économique.
- Sur le plan multilatéral, la détérioration de la situation économique révélée par le rapport place le Sénégal dans une position inconfortable vis-à-vis de la communauté financière internationale.
Toutefois, cet exercice de transparence constitue un atout et jette les bases d’une coopération renouvelée fondée sur la confiance et la bonne foi. La crédibilité des autorités sénégalaises en ressort renforcée, ce qui facilitera les prochaines négociations avec le FMI et la Banque mondiale et ouvrira la voie à d’autres partenaires financiers.
Le ministre des Finances a annoncé une réforme des codes des impôts et des douanes. Quelles solutions ces réformes peuvent-elles apporter à la crise économique actuelle ?
Compte tenu du niveau élevé de l’endettement, la mobilisation optimale des ressources internes est impérative. Pour ce faire, il est essentiel, comme l’a souligné le ministre des Finances et du Budget, d’adapter les politiques fiscales et douanières aux réalités de notre économie.
La réforme du Code général des impôts et du Code des douanes est incontournable. Il est également nécessaire de revoir en profondeur les dispositions fiscales et douanières contenues dans les codes spécifiques (mines, investissements, artisanat, etc.).
Cependant, la réforme des codes ne suffit pas. Il faut moderniser les administrations et les rendre plus performantes. Une évaluation de la Stratégie de mobilisation des recettes à moyen terme (SRMT) est également indispensable.
Enfin, il convient d’élargir l’assiette fiscale et d’impliquer tous les acteurs économiques et sociaux, comme cela avait été fait en 2003 dans le cadre du Conseil présidentiel de l’investissement (CPI). Cela garantirait l’adhésion des différents secteurs aux réformes et renforcerait la légitimité des mesures prises.
En tant qu’économiste, fiscaliste et spécialiste des finances publiques, quelles solutions proposeriez-vous à court et moyen terme pour redresser la situation ?
La rationalisation et la réduction des dépenses doivent être les maîtres-mots dans ce contexte particulièrement difficile.
- La réduction du déficit peut être obtenue rapidement si les dépenses sont maîtrisées. La récente mesure de centralisation des dépenses d’investissement, afin d’assurer une meilleure régulation, s’inscrit dans cette logique.
- Sur la dette, les mesures de suivi et de monitoring annoncées par le gouvernement semblent pertinentes. Il faudra impérativement revenir au critère de convergence de 70 % d’ici 2027, en tenant compte du calendrier de la CEDEAO pour la monnaie unique et du démantèlement tarifaire prévu par l’Accord de partenariat économique à l’horizon 2029.
S’agissant des recettes, il est urgent d’identifier les mesures de politique et d’administration fiscales permettant d’améliorer les performances sans attendre la fin des travaux sur les codes. L’obtention d’un consensus large auprès des acteurs économiques et sociaux sur ces mesures renforcera leur légitimité, même si elles s’avèrent difficiles à appliquer.
L’accent devra être mis sur la fiscalité indirecte, principale pourvoyeuse de recettes pour l’État.
Propos recueillis par : Aliou Kane NDIAYE