Zoom sur Anta Germaine Gaye : L’astre du sous-verre, une artiste qui allie le dur et le fragile, la peinture et le fer

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Il fut un temps où il était rare, voire quasi impossible, d’entrer dans la chambre de nos parents sans y voir une peinture sous-verre. Une époque d’élégance et de raffinement dont nos aînés sont nostalgiques. Hélas, pour les générations actuelles, cet art semble appartenir au passé. Les jeunes nés dans les années 1990 et 2000 connaissent peu le « Suweer » et le considèrent souvent comme une pratique désuète.

Pourtant, la peinture sous-verre, ou « Suweer » en wolof, est une technique picturale typiquement sénégalaise. Autrefois largement proposée aux touristes visitant Dakar en raison de son authenticité, elle se fait aujourd’hui plus rare dans les rues. Autrefois, il était courant de trouver des copies de tableaux sous-verre réalisées au calque, mais ce n’est plus le cas.

Un art ancien, une tradition vivante

Cette technique, connue en Europe depuis l’Antiquité, fut introduite au Sénégal au IXe siècle. À partir du XIXe siècle, les artistes sénégalais s’en emparèrent, donnant naissance à des représentations naïves de la vie quotidienne, figées sur une plaque de verre.

La méthode de réalisation est particulière : l’artiste applique les couches de peinture dans l’ordre inverse de celui utilisé sur une toile classique. Il commence par signer, puis peint les personnages et enfin le décor. Le verre protège ainsi la peinture, lui conférant son aspect lisse et brillant.

Traditionnellement, cet art semblait réservé aux hommes au Sénégal. Les grands noms du « Suweer » sont majoritairement masculins : Moussa Sakho, Serigne Ndiaye, Fallou Dolly, Gora Mbengue, Mor Guèye, Sea Diallo… Pourtant, une femme a su s’imposer et faire de cet art son métier. Cette dame, c’est Anta Germaine Gaye, unique femme plasticienne sénégalaise spécialisée dans le sous-verre.

Anta Germaine Gaye, un parcours atypique

Anta Germaine Gaye est une passionnée d’art qui a enseigné l’éducation artistique avant de se consacrer pleinement à la peinture sous-verre. Son choix de partager son savoir l’a conduite à former des journalistes culturels lors de sessions dédiées à l’art et à la culture.

Son parcours est singulier. D’abord littéraire, elle découvre progressivement sa véritable vocation. « J’ai réalisé que je n’avais pas envie d’enseigner la littérature, bien que j’adore cette discipline. Il me manquait quelque chose. Je voulais consacrer ma vie à la pratique artistique, mais ce n’était pas clair au départ. Devais-je peindre, dessiner, écrire ? Finalement, j’ai choisi l’art et la transmission du savoir en intégrant une école d’art pour devenir professeure d’éducation artistique », confie-t-elle. 

L’histoire de la peinture sous-verre

Selon Anta Germaine Gaye, la peinture sous-verre est arrivée au Sénégal au début du XXe siècle avec des représentations en polychromie protégées par une plaque de verre et fixées à l’aide d’encre de Chine. Elle retrace son voyage historique. « La peinture sous-verre trouve ses origines à Byzance, avant de migrer vers l’Italie, notamment à Venise, qui a une tradition du verre. Ensuite, elle s’est répandue dans tout le bassin méditerranéen et jusqu’en Chine. L’Europe centrale, notamment la Roumanie, la Bulgarie et la Bohême, a également développé une tradition du verre, bien que principalement sous forme de verre soufflé », renseigne-t-elle.

À ses débuts, cette peinture était essentiellement religieuse, représentant saints et icônes. En Afrique de l’Ouest, elle a évolué pour inclure des figures emblématiques comme Cheikh Ahmadou Bamba, El Hadji Malick Sy et Mame Limamoulaye. Peu à peu, les thèmes se diversifient : satire, légendes, récits de la période coloniale… Des artistes comme Al Demba ont utilisé le sous-verre pour illustrer des scènes humoristiques et sociales.

Une peinture narrative, mémoire d’un siècle

La peinture sous-verre raconte des histoires, comme un écho visuel aux récits des griots. Elle témoigne des époques et des modes de vie. « Nous y retrouvons des personnages mythiques comme Mamy Wata, symbole de la Côte d’Ivoire sous Houphouët Boigny, ou encore des références à la bande dessinée Tintin et Milou, illustrant l’influence des coopérants européens dans les années 1960-70 », explique Anta Germaine.

Cet art a même été perçu comme subversif. En 1911, le gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française, William Ponty, interdit la vente et l’utilisation du sous-verre, le jugeant trop influent sur les esprits.

Anta Germaine Gaye déplore le fait que les femmes soient souvent réduites à des rôles de muses dans la peinture sous-verre, alors qu’elles ont toujours joué un rôle crucial dans l’histoire. « Les femmes sont très présentes dans ces œuvres, mais souvent cantonnées à des représentations d’élégance et de grâce. Pourtant, elles ont toujours mené leurs propres combats, notamment sur le plan économique et social », se désole-t-elle en citant en exemple le « Libidor », une pièce d’or qui servait de dot et qui est devenue un symbole d’esthétique et de prestige dans la société sénégalaise.

Entre poésie et spiritualité

Pour Anta Germaine, la peinture sous-verre est « bien plus qu’un simple art. Le ‘Suweer’ orne, embellit, illumine. C’est presque une religion pour moi. Peindre autre chose que sur du verre me semblerait une trahison. Le verre est magique ».

Elle associe également son art au fer, une dualité qui enrichit son travail. « Le verre est fragile, tandis que le métal est robuste. Peut-être que cette opposition me fascine. C’est le yin et le yang, l’ombre et la lumière qui cohabitent », dit l’artiste qui ne cesse de repousser les frontières du sous-verre. Elle l’associe au métal, explore de nouveaux récits et modernise cet art ancestral.

En tout cas, son parcours est une source d’inspiration pour les générations futures, prouvant que tradition et innovation peuvent coexister harmonieusement. « Je me suis laissée guider par mes inspirations, sans me fixer de limites », conclut-elle avec passion.

 

Chérifa

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